Accessibility Tools

Qui est M. Tortue ? Un passionné bien sûr, avec peut être aussi un petit côté obsessionnel. Depuis tout petit il ne vit que pour  ces animaux à carapace. Pas par mimétisme car il est plutôt expansif et extraverti. Plutôt par excentricité. M. Tortue a même poussé le souci du détail jusqu’à épouser Mme Lamantin, qui s’est éprise du Lamantin d’Afrique de l’ouest (Trichechus senegalensis), avant de succomber au charme du pays et de M. Tortue.  

  J’avais déjà présenté notre capitaine Alhadji l’an dernier (Morse 113) excellent marin et chef cuisinier de premier ordre. Mais c’est un homme plein de facettes. Chasseur de lamantin repenti, il raconte parfois au coin du feu comment embarquer un de ces monstres de plus d’une tonne dans une pirogue en bois : couler la pirogue, l’amener vers la berge puis écoper jusqu’à la remise à flot. Il a cette fois ci également amené sa guitare calebasse à trois cordes et chante quand l’envie le prend.

grisgris 

Sous la protection des gris-gris

mektoub 

  Le « Mektoub »

Son neveu Samba complète l’équipage. Il ne parle guère le français mais maîtrise très bien le créole portugais des Bijagos. Il semble avoir une fiancée dans chaque île. La vie pour lui semble simple comme un sourire. Les multiples gri-gris qu’il arbore à la ceinture se chargent du reste.

 Aucune raison également de changer de bateau : c’est toujours le « Mektoub » (destin en arabe), rebaptisé « Binta » par Alhadji (c’est le nom de son épouse) et à l’occasion de cette croisière « Tortue » par moi-même. C’est vrai qu’il ressemble fort à une tortue en y regardant de près. Douze mètres de long  pour trois mètres de large, il avance à deux à l’heure avec ses deux moteurs de 40 CV et sa charge de 900 litres d’essence. Un immense taud de soleil constitué d’une bâche, qui a du servi un jour d’affiche de cinéma sur les Champs Elysées, forme une espèce de carapace confortable, un abri douillet contre le soleil, le vent et les embruns. La définition d’une tortue, n’est il pas ?

Cette année, M. Tortue dicte le programme de la croisière. L’objectif sera l’île de Poilão, la plus au Sud de l’archipel. A peine 1000 mètres de diamètre et la plus isolée, c’est vraiment le dernier caillou avant l’Atlantique. Isolée ? Pas tant que cela à vrai dire, c’est le Saint Tropez des Chelonia Mydas selon M. Tortue. Il s’agit des tortues vertes pour nous autres, enfin une des six espèces de tortues marines. Elles viennent se reproduire autour de ce temple du sexe par dizaine de milliers chaque année. En haute saison, le mois d’août comme il se doit, elles seraient 300 à 400 à envahir la plage de quelques centaines de mètres non pas pour bronzer bien entendu, mais pour pondre.

Mais les humains n’entrent pas comme cela à Poilão. Heureusement, M. Tortue a des relations dans le milieu de la tortue. Il connait très Castro Barbosa, le Directeur du Parc National de João Vieira, qui comprend l’île de Poilão. Guinéen et biologiste formé en Russie, Castro a pas mal de publication à son actif et surtout représente l’autorité administrative sur notre petit Paradis. Beaucoup de compétence que l’on ne devine pas forcément à son air si sympathique. 

Ce n’est toutefois pas suffisant. Il faut impérativement se mettre également dans la poche les autorités spirituelles. Une escale préalable dans l’île de Canhabaque s’impose. C’est là qu’habite le propriétaire coutumier de l’île : son altesse le Roi de Poilão. Car c’est île a un Roi ! Il aurait plus de  cent ans selon ses compatriotes. Pour avoir sa bénédiction, il faut partager l’apéro : quelques cornes royales de bounouk (vin de palme) et la promesse d’amener une bouteille de cana (alcool de canne à sucre) aux fétiches qui protège l’île. Rien de bien extraordinaire pour un Morse bien entraîné somme toute.  

aperoroyale

  Apéro royale : une corne de bunuk avec SE le Roi de Poilão

coupdefoudre

  Coup de foudre de M. Tortue pour un bébé tortue, ou l’inverse ?

Trois heures de mer à peine au moteur suffisent à rejoindre Poilaõ de Canhabaque. Pour les fêtes d’initiation qui exige le sacrifice de quelques tortues, une fois tous les quarante ans heureusement, le trajet se fait en grande pirogue à rame. C’est sûrement une autre paire de manches. A peine touché terre, il est possible d’observer des traces impressionnantes de tortues sur le sable : pareil à un mini tracteur était sorti de la mer. Mais pas le temps de s’attarder, il faut trouver l’immense fromager  qui abrite les ancêtres et trinquer avec eux. Quelques gouttes par terre pour les esprits, le reste pour nos gosiers desséchés. Pas facile de monter les tentes après ce sacrifice rituel.

Le coucher du soleil donne le signale d’une première patrouille. M. Tortue a vite fait de repérer un cadavre qui semble complet bien que très odorant. Ce sera pour lui l’occasion d’augmenter sa collection et pour nous la joie d’une subtile odeur de charogne pour le reste du voyage. La beauté des paysages nous empêchera toutefois d’être incommodés par quelques molécules échappées du sac de poubelle enrobant le trophée.

 La suite de la patrouille est plus heureuse : Samba repère une émergence de dizaines de bébés tortues. A peine sortis du sables, les voilà qui se précipitent vers la mer. Plusieurs restent coincés dans les rochers. Très fiers de nous, nous les libérons de leur piège avant que Castro nous dise que la marée s’en serait chargée tout aussi bien. Mais comment résister à la magie de ce saisir de ces minuscules être qui battent frénétiquement leurs petites nageoires ?

La patrouille de nuit nous réserve d’autres surprises. Même si les tortues vertes ne sont pas 300 à envahir la plage, nous aurons la joie d’en observer une demi douzaine se traîner au-delà de la ligne de marée haute pour creuser un trou de leur pâtes arrières et y déposer de l’ordre de 120 œufs, Castro dixit. Impressionnantes en taille, les tortues vertes font en moyenne plus d’un mètre et 130 kg. On les entend souffler dans l’effort. Le matin, aux premières lueurs de l’aube, j’aurais le plaisir de les redécouvrir coincer dans un trou d’eau parmi les rochers, comme les bébés, à attendre la marée libératrice.

 

 

 Finalement, M. Tortue a peut être raison. Il est difficile d’expliquer une passion pour un animal aussi incongru. Pensez donc : le seul vertébré à avoir ses omoplates à l’intérieur de sa cache thoracique, allez lui trouver un cœur après ça ! Mais somme toute, à voir évoluer Mesdames Tortues sur leur île déserte, à l’assaut d’une plage de sable fin au soleil couchant, nous aussi on deviendrait presque amoureux.

deuxfoismonpoids 

 

Deux fois mon poids