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L’arche immergée (Requins taureaux)

Parmi l’élite des chasseurs sous-marins de l’époque, il y avait bien sûr Zé du Club Maritimo. Mais il partageait cette gloire avec Dinho et surtout Nuno du Club Naval, l’éternel rival. Emulation et compétition n’empêchaient heureusement pas l’amitié et la complicité. Qui mieux qu’un chasseur émérite pourrait comprendre un autre chasseur ?

Dinho était noir comme l’ébène, massif avec un sourire éclatant. Nuno était d’ascendance portugaise, les yeux bleus, le crane rasé peut être pour une meilleure hydro-dynamique, la silhouette élancée sans un gramme de graisse superflue. Les deux compères souvent accompagné de João aimaient passer leur journée en mer, à chasser. Je n’ai pas le souvenir de les avoir jamais vus sortir pour pêcher ou plonger en bouteille. Les deux étaient d’excellents chasseurs.

J’observais avec soin leur équipement : des fusils à air comprimé ou à élastiques, munis de moulinet. Les flèches étaient reliées par un long bout de quelques millimètres de diamètre enroulé sur un moulinet accroché à même le fusil. Les poissons pouvaient être si gros que c’était nécessaire. Nos amis pouvaient flécher des proies dépassant largement les cent kilos : thon à dent de chien, wahoo, espadon, marlin …. Impossible d’agripper le fusil même à deux mains les poumons remplis d’air au maximum, pour retenir une bête harponnée sondant à grande vitesse. Il fallait la laisser filer avec la flèche. Et au besoin, dans les cas extrême si cela ne suffisait pas, ils étaient contraints d’attacher le tout à la bouée de surface. De retour au bateau, il la suivait jusqu’à épuisement de la proie.

Pour attirer le poisson, ils utilisaient des toutes sortes de leurres constitués de miroir et autre morceau de CD qu’ils avaient patiemment assemblés. Les flashes étaient censés attirer la curiosité des poissons pour les faire remonter des grands fonds.

Comme Zé, ils partaient en mer dès que le temps le permettait, de l’aube jusqu’au coucher du soleil. Patiemment, ils écumaient tous les coins et recoins de la baie de Maputo, tous les récifs des alentours,  à la recherche de nouveaux spots. Naturellement, ils avaient finis par en découvrir. Et vu leur chasse exceptionnelle, il ne faisait aucun doute que ces endroits méritaient le détour. Personnellement, je n’étais pas chasseur. Mais en les entendant raconter à Zé leurs dernières découvertes, je n’avais qu’une envie : mettre la tête sous l’eau pour aller contempler à loisir ces endroits magiques.

Naturellement, chacun gardait secret ses coins les plus précieux. Je n’avais aucune chance d’obtenir ces informations, qui resteraient cachées le plus longtemps possible. Nuno et Dinho évoquaient fréquemment sur un tombant au large de l’île d’Inhaca une arche monumentale, O Arco.

« Ne t’inquiètes pas. » me disait Zé « On va bien finir par les avoir ces amers. Je sais déjà plus ou moins dans quelle zone elle se trouve, cette arche ».

Je ne sais par quelle tractation mystérieuse il comptait arriver à ses fins. Mais ce qui est certain, c’est qu’il finit par y arriver.

« Je te l’avais bien dit : Nuno a fini par me le donner, ce point. Si cela te tente, on peut essayer d’aller voir ce week-end si on arrive à le localiser. »

Et comment ! Je n’allais pas me le laisser dire deux fois ! Une invitation de Zé lui-même pour découvrir un nouveau site. Quelle chance : encore un weekend à marquer d’une pierre blanche.

***

Le seul petit tracas, c’était qu’il y avait, comme souvent le vendredi soir, une grande fête. Et toute la bande des copains copines avait prévu d’enchainer en louant le catamaran de captain Rob pour une sortie à Inhaca.

Captain Rob était un Sud-africain originaire d’Europe de l’Est, qui avait trouvé refuge à l’école nautique de Maputo. Il habitait sur son catamaran, qui comptait quatre cabines et pouvait loger toute notre bande de camarades. Nous aimions l’affréter le temps d’un weekend C’était le meilleur moyen d’allier les plaisirs de la plage à ceux de la nuit. Et ma fois, comme tous les jeunes gens, nous adorions les nuits à Maputo.

Il faut dire qu’au sortir de la guerre, nous étions les rois de la ville malgré notre jeunesse. Nous avions des voitures, luxe incroyable à cette époque pour notre classe d’âge. Et nous disposions de quelques devises, mais qui dans le Maputo des années 90 représentait des sommes incroyables. Pour une somme qui à Paris nous aurait péniblement permis de nous offrir  une unique entrée en boite avec un simple cuba libre, nous pouvions faire en une nuit la tournée de tous les dancings de la capitale et multiplier les invitations à boire un verre à toutes les personnes que nous rencontrions. Nous connaissions tous les endroits à la mode, même les plus reculés de la ville de canisse, dont les entrées étaient encore gardées par des vigiles armés de kalachnikovs, vestiges de la guerre civile. Et les nuits sous les étoiles à danser des zouks endiablés au son des derniers tubes du moment avec les plus belles filles de Maputo nous faisaient tourner la tête aussi sûrement que l’alcool.

Difficile dans ces conditions le lendemain d’enchaîner une sortie à la plage, cela aurait demandé une volonté qui faisait défaut à nos crânes endoloris. Aussi l’option du catamaran de Rob relevait de la magie. Les premières lueurs de l’aube signalaient la fin de notre tournée des boîtes, de la marcha comme disaient nos amis espagnols. Nous prenions alors le chemin de l’école nautique pour sombrer dans nos cabines dans un sommeil agité certes, mais que nos jeunes années permettaient encore de qualifier de réparateur. Et vers midi ou plus tard même pour certain, il suffisait de monter sur le pont pour apprécier dans toute sa splendeur le miracle de l’hyperespace. Quelques heures dans les bras de Morphée avaient suffit pour nous transporter au milieu d’un petit paradis d’eau turquoise et de sable blanc : l’île des portugais qui jouxtait celle d’Inhaca. Un plongeon dans l’eau fraîche et transparente achevait comme par enchantement de nous remettre les idées en place.

A peine remonté dans le cockpit, le café noir du matin avalé, je me souvenais avoir donné rendez-vous à Zé et Ricardo pour une journée d’exploration et de découverte de nouveaux sites. Cette perspective achevait de me réveiller pour de bon. Le sac de plongée sur le pont, j’étais prêt, scrutant l’horizon à la recherche du Pescador. Et le voilà, minuscule point noir sur l’horizon, qui prenait ses couleurs rouge et jaune au fur et à mesure de l’approche. A peine était-il bord à bord avec le catamaran de Rob que je sautais pour embarquer et saluer Zé et Ricardo.

Nous fîmes le tour par l’Ouest, longeant les longues plages et fleuretant avec les déferlantes qui s’écrasaient dans un bouillon d’écume blanche sur l’île des Portugais. Le soleil de midi et les quelques mètres nous séparant d’un fond de sable donnaient à l’eau une couleur émeraude. Nous fûmes comme souvent à cet endroit bientôt cernés par une escorte de dauphin qui semblait nous indiquer le chemin du large. Ils nous précédèrent ainsi de longue minute. Allongé sur le boudin avant, j’aurais presque pu les toucher en étendant le bras. Parfois, ils se mettaient à nager sur le côté pour mieux me regarder d’un œil unique. C’était très intrigant. Je m’interrogeais sur leur pensée, et imaginait que, peut être, pensait-il la même chose au même instant ?

Une fois le phare d’Inhaca laissé sur tribord, la profondeur augmenta, la couleur de l’eau changea de l’émeraude à un bleu profond. Nos amis dauphins finirent par se lasser de nous. Nous poursuivîmes notre route vers le site de l’arche indiqué par Nuno, les yeux rivés tout à la fois sur les précieux amers et le profondimètre.  

« C’est là ! », s’exclama Zé tout en pointant l’écran. « Regarde, 25 mètres, 24, 23, 24, 25 et là 35 mètre d’un coup et de nouveau 24 mètres, lance la bouée, vas-y ! »

Et je lançais par-dessus bord une petite gueuse de plomb. Attachée à un filin enroulé sur un dévidoir de fabrication maison qui flottait en surface et tournait à grande vitesse, la gueuse finit par se poser sur le sol. Il suffisait de poser un gros élastique pour stopper le déroulement du câble et nous avions notre site de plongée bien balisé.

Cette fois-ci, à mon grand soulagement, Zé m’accompagnerait pendant que Ricardo nous surveillerait depuis la surface. On se sent indubitablement plus fort à deux. Et avec Zé qui plus est, je n’avais cette fois aucune appréhension. D’autant plus que dès les premiers mètres, nous nous rendîmes compte que les conditions étaient exceptionnelles. L’eau était si limpide que la visibilité devait approcher les cinquante mètres. Le sentiment de se déplacer en total apesanteur dans les trois dimensions était enivrant. Nous avions l’impression de voler comme cela arrive parfois dans les rêves.

Après une profonde expiration, nous nous mîmes à descendre de plus en plus vite. Et là devant nous se dessina une arche monumentale. Du sol en sable blanc jusqu’au sommet de la voute, il y avait plus de dix mètres. Sa longueur devait avoisiner les quinze mètres. Je ne sais pourquoi mais l’idée que deux bus impériaux auraient aisément pu se glisser dessous me traversa l’esprit.

Nous fûmes accueillis par un banc de carangues gros yeux de plusieurs milliers d’individus. Elles tournaient autour de nous, nous donnant l’impression d’être le jouet d’une tornade, puis elles finirent par se lasser. Alors nous pénétrâmes sous l’arche elle-même dans cette anfractuosité du récif tapissée de sable. L’endroit était habité par plusieurs mérous patates qui nous regardaient de manière placide. Trois carangues grosse tête de taille impressionnante vinrent nous observer dégageant une impression de puissance et de vitesse.   Nous poursuivîmes notre descente jusqu’au sol à l’aplomb de l’arche, à moins trente cinq mètres tout de même.  Et là deux requins nageaient contre le courant, pratiquement immobiles. Ils devaient approcher les trois mètres.

Comme ils étaient statiques, je m’approchais tout en me cachant. L’idée était de rester tapi contre le récif, de laisser dépasser juste les yeux et de contenir sa respiration le plus longtemps possible. Stratégie qui me permit d’examiner à loisir leur museau pointu, leur gueule légèrement ouverte qui laissait dépasser plusieurs rangées de dents effilées …

Malheureusement, Zé me faisait déjà signe qu’il était temps de remonter. Absorbé dans mon observation, j’avais oublié l’ordinateur qui décomptait déjà plusieurs minutes de palier. Ah quelle frustration !  Mais en même temps, ces minutes dispensées au compte goutte contribuaient indéniablement à faire durer le plaisir. Elles permettaient d’entretenir l’envie de plonger encore et encore, telle une drogue.

A peine arrivé en surface et remonté sur le Pescador, les mots se bousculaient et les questions fusaient,  à la fois pour rompre un silence contraint qui n’avait que trop duré et aussi pour partager notre plaisir avec Ricardo resté en surface.

« Ouahhh ! Quel monument, tu aurais vu cette arche, Ricardo ! Et ces requins, tu les as vu Zé ? Ils ont vraiment une sale gueule, avec toutes ces dents pointues qui dépassent ! »

« C’était des requins taureaux », précisa Zé. « Les Sudafs disent Ragged tooth. C’est vrai que leurs dents leur donnent un air féroce, mais ils sont inoffensifs. On les voit seulement à certaine période de l’année, le moins que l’on puisse dire est que tu as une bonne étoile ! ».