Accessibility Tools

Vol sur Inhambane … (Raies mantas)

 « Alors tu ne travailles pas la semaine prochaine ? Tu ne veux pas monter dans le nord avec nous pour les vacances de Pâques ? Ricardo va passer quelques jours dans son cabanon, près de Vilankulos. C’est un endroit magnifique, juste sur la plage, les pieds dans le sable. »

Encore une de ces propositions de Zé à laquelle il était si difficile de résister. Moi qui n’avais jamais dépassé Maracuene, Zé me faisait rêver avec toutes ces lieux qui jalonnaient la route du nord : l’ancienne station balnéaire de Xaï-Xaï, les lagunes de Quissico, les palmeraies sans fin d’Inhambane et enfin l’archipel de Bazaruto ... C’était la promesse à chaque fois de petits coins de paradis, de plages désertes et de plongées dans des endroits que mon imagination rendait plus ensorcelant les uns que les autres. Malheureusement, même avec un directeur plutôt complaisant, mes jours de congés étaient comptés et leur nombre était déjà bien entamé après les vacances de fin d’année.

« Viens au moins jusqu’à Inhambane ! Tu verras Tofu, les plongées sur la plage de Jangamo sont magnifiques. L’endroit est désert, il faudra camper sur la plage. Il faut faire une heure de route sur des chemins de sable pour y arriver depuis la ville d’Inhambane, le lieu est incroyable. C’est la fin de la saison des requins baleine, mais il y a des Mantas toute l’année ou presque. Tu as déjà vu une raie Manta ? Tu pourras revenir en Chapa. »

Non Zé, je ne sais même pas ce qu’est une raie manta. J’ai bien vu quelques raies pastenagues en méditerranée et surtout ces gigantesques raies nids d’abeille à la punta Abril, grâce à toi. Enfin, c’est ainsi que mes pensées se bousculaient dans ma tête, même si je me gardais bien de dire non à Zé. Au contraire, je phosphorais à plein régime pour échafauder une solution et pouvoir me joindre à l’expédition d’Inhambane voir ces fameuses raies mantas.

Je me rappelais qu’un des nombreux amis de Lluis avait une avionnette. Gonzalo était chirurgien, marié à une mozambicaine. Mais ce qui avait retenu mon attention lorsque je l’avais rencontré pendant une de nos multiples soirées, c’était qu’il habitait le week-end à Maputo et prenait son poste à l’hôpital Inhambane, d’un coup d’aile, le lundi matin. Et il revenait tranquillement le vendredi après midi passer samedi et dimanche en famille. Quelle manière élégante de prendre son poste !

La voilà donc la solution à mon problème : pourquoi donc ne pas monter avec Zé afin de profiter de quelques plongées magiques et des beautés difficiles d’accès de la plage de Jangamo, puis redescendre sur la capitale avec l’avionnette de Gonzalo ! Dommage pour Vilankulos, mais j’aurais quand même réussi à couper la poire en deux.

***

Coincé à l’arrière du pick-up double cabine de Ricardo, me voilà traçant la route avec Zé et Ricardo sur l’asphalte de la route principal reliant la capital tout au Sud au Nord du Pays, en longeant la côte. En route vers l’inconnu.

« Tu sais, Inhambane, c’est la porte à côté. Il faut moins de six heures pour y arriver, même pas 500 kilomètres. Pour Pemba, il nous aurait fallu plusieurs jours ! Surtout en comptant avec la traversée du Zambèze. Avec le ferry, on ne sait jamais combien de temps il faut patienter.» m’expliquait Ricardo.

Le pays semblait gigantesque et vide alors que nous roulions à toute allure, sous un ciel parsemé de ces énormes nuages tout en hauteur caractéristiques des tropiques, sur de longues lignes droites de bitume qui se perdaient à l’horizon. Régulièrement, un panneau de limitation à 50 kilomètre-heure annonçait la traversée d’un village. Il s’agissait la plupart du temps de quelques cases en palmes de cocotiers, disséminées autour d’une maison en béton datant de l’époque colonial abritant un magasin-épicerie.  Quelques mamans tentaient de vendre la production de leur jardin. La plupart des gens marchaient à pied le long de la route, et nous croisions parfois un vélo. Nous doublions sans peine quelques chapas ou des camions surchargés, qui assuraient le modeste trafic entre la capitale et les villages. J’avais l’impression que nous étions les rois de la route avec notre pick-up, survolant la campagne à toute allure vers notre destination lointaine et mystérieuse. C’était grisant.

Nous fîmes un stop au village de Palmeira le bien nommé. Un unique palmier que la route semblait avoir contourné avait donné son nom au lieu. C’était l’occasion de souffler et surtout de déguster un batido accompagné d’un pastel de nata, bien mérité après un lever aux aurores. Le batido est une spécialité mozambicaine sans doute héritée des années de guerre civile et de disette : il s’agit simplement de battre une cuillère de chicorée soluble avec un peu d’eau et de sucre jusqu’à obtenir une mousse. En ajoutant de l’eau chaude, cela donnait presque l’illusion de déguster un café crème, luxe inaccessible pendant les années de privations. Et le pastel de nata est une spécialité portugaise constituée d’une mini-tarte de pâte feuilletée garni de crème pâtissière. A peine le temps de se lécher les doigts et nous étions repartis vers le nord.

En l’absence de trafic de routier, les kilomètres étaient vite avalés, et sans stress particulier. Il suffisait de faire preuve de patience. Je comprenais mieux pourquoi Zé envisageait régulièrement de faire des centaines de kilomètres, voir des jours entiers de route pour se rendre à l’autre bout du pays.

Et soudain, sans raison apparente, au milieu de nulle part, Ricardo s’engouffre sur une piste de sable à peine visible et s’arrête après quelques mètres.

« Il faut dégonfler les pneus de moitié et bloquer les roues pour le 4x4. On est plus très loin, à peu près une demi heure de sable avant d’arriver. »

C’était déjà l’aventure sur le goudron, mais là, à enjamber les dunes entre les palmiers et les anacardiers, puis au milieu d’une végétation de plus en plus clairsemée, nous arrivâmes enfin en vue de la mer.

 L’apparition soudaine de l’océan au sommet de la dernière dune est toujours un instant spécial. C’est à la fois l’aboutissement du voyage, le début des vacances et surtout la promesse d’une aventure encore plus extraordinaire qu’elle est nimbée d’inconnu : Zé me l’avait promis, j’allais voir une raie manta.

« Rien à voir avec une raie pastenague ou nid d’abeille, elles sont bien plus grandes et elles nagent en pleine eau », tentait-il de m’expliquer !

Les tentes installées à l’abri du vent dans les dunes, la cuisine sur le feu de camp, perdus sous un ciel parsemé d’étoiles par une nuit sans lune et traversé par la voie lactée, nous savourions l’instant. Tout était prêt pour une mise à l’eau le lendemain sur la plage de Jangamo, à l’abri relatif de la pointe. Mais pour moi, aucune inquiétude : je n’étais pas le capitaine et je savais que Zé maîtrisait parfaitement la manœuvre de mise à l’eau depuis une plage battue par les vagues. Une seule pensée m’agitait : Ah ! vivement demain.

***

A l’aube, le jour suivant, il n’y avait pas de quoi s’agiter : la mer était lisse, encore une mer miroir comme disent les portugais pour désigner un plan d’eau sans même une ride de vent. Le Pescador fut promptement libéré de sa remorque. Pour une fois, les sites de plongée étaient  en face de la plage. Pas besoin comme à Maputo de longues heures de route pour s’extraire de la baie. Pas de houle et une mer transparente, nous étions au paradis des plongeurs.

Ricardo se sacrifia pour la sécurité surface. Quant à moi, j’étais déjà prêt ! Deux respirations dans le détendeur pour vérifier son bon fonctionnement et la bonne ouverture de la bouteille sur le manomètre, je piaffais presque d’impatience en attendant Zé. Enfin la bascule arrière et l’entrée dans l’autre monde, le monde sous-marin de l’Océan indien habité par ces multiples créatures toute plus chimériques les unes que les autres et que j’apprenais à connaître avec l’aide de mon ami Zé. Avec un peu de chance, aujourd’hui ce serait la raie manta.

De la chance, je compris plus tard, il n’en fallait pas vraiment ou alors plutôt avec la météo. Car la baie de Jangamo abrite une exceptionnelle station de nettoyage. Sur un fond de sable à trente mètres surgissent une collection de récifs coralliens de quelques mètres de haut dessinant un labyrinthe de petits canyons fréquentés en particulier par des bancs de lutjans jaune et surtout quantité de labres nettoyeurs. Naturellement, à la première plongée, je ne remarquais presque rien de toute cette vie.

J’étais immédiatement absorbé par la contemplation de non pas une raie manta, mais tout un ballet de ces géantes virevoltantes autour de nous, semblant s’amuser de nos bulles et nous approchant sans peur. J’étais fasciné par leur œil énigmatique prolongé par un appendice qui s’enroulait sur lui-même. Elles ne semblaient pas souffrir de gros rémoras collés par deux ou même trois sur le ventre immense. Je songeais que j’aurais bien moi-même profité du voyage.

Certaine passait si prêt que j’aurais pu les toucher en tendant la main. Zé s’amusait à nager juste au-dessus d’elle, un peu en arrière de la tête dans l’angle mort de leur vision, tout en me faisant le signe ok de la même et m’enjoignant à faire de même. Alors prenant mon inspiration et gonflant mes poumons, je m’envolais délicatement du récif pour me placer immédiatement au-dessus de l’une d’entre elle qui nageait lentement. Je remarquais immédiatement en creux la trace d’une morsure gigantesque : la belle semblait avoir échappé de justesse à un requin vorace, non sans avoir abandonné une partie de sa chère. Mais elle ne paraissait pas en souffrir. Elle avait au niveau de la queue quelques minuscules labres bleus électriques qui  trouvaient là matière à s’alimenter. La raie en tremblait de plaisir. Moi aussi, je l’avoue.            

***

Les nuits dans notre cocon de sable et les journées en mer à pêcher et plonger s’enchaînèrent trop rapidement. Entre mes nouvelles amies les mantas et même les requins baleine, ce petit bout de la côte au Sud d’Inhabane avait tout d’un écrin sauvage et inviolé, dont je chérissais déjà le souvenir. C’était déjà vendredi et mon vol de retour au bon soin de Gonzalo m’attendait. Le camp fut vite levé, et trainant le Pescador sur sa remorque, nous rendîmes la plage de Jangamo à sa virginité originelle.

J’étais moins enthousiaste qu’à l’aller même si je me consolais à l’idée de voler et survoler toutes les plages entre Inhambane et Maputo. La guerre civile avait fait trembler les populations, mais elle avait eu au moins un avantage : maintenir à l’abri de toute spéculation immobilière ces plages infinies qui semblaient s’enchainer les unes après les autres tout le long du littoral. Cela ne durerait pas même si nous l’ignorions à l’époque, mais j’aurais eu moins eu l’occasion d’en profiter.

Inhambane déjà. Nous longeâmes la baie pour nous rendre à la petite villa avec jardin de Gonzalo, située au bord de la baie, en périphérie du centre. C’était une de ces modestes constructions sur un niveau avec un toit de tuiles rouge, si caractéristique des maisons coloniales. La ville était si paisible, presque endormie. Ricardo et Zé nous conduisirent à l’aérodrome tout proche, à peine plus qu’une piste pour petit avion à hélice laissée sous la surveillance d’une manche à air. Consciencieusement, Gonzalo passait en revue sa check-list d’avant décollage pendant que je finissais de me sangler sur le siège de devant à son côté. Il y avait quand même un peu de vent de travers et je n’étais pas tout à fait rassuré. Mais Gonzalo ne laissait transparaître aucune nervosité, aussi je me calmais et nous fûmes rapidement dans les airs. Un dernier salut à Zé et Ricardo et nous étions déjà à survoler la ville et la baie d’Inhambane.

« Gonzalo, tu crois que l’on pourrait survoler la côte ? J’aimerai voir les sites où l’on a plongé. Si cela se trouve,  on verra peut être des requins baleine et des mantas ? »

Gonzalo approuva sans hésiter. Il commença même à me raconter un de ses vols comme bénévoles pour une association de protection de la nature, vers Vilankulos et l’archipel de Bazzaruto, pour recenser les dugongs. Je comprenais qu’il s’agissait de sorte de lamantin à queue en forme de croissant que les français appelle vache marine et les portugais poisson-bœuf !

« C’était extraordinaire, on a même vu des groupes entiers de plusieurs dizaines d’individus. Depuis les airs, on voit tout facilement, tu sais.»

Effectivement, nous aperçûmes immédiatement plusieurs requins baleines dès le départ, par transparence, sous la surface. Et des raies mantas. Pour que je puisse faire une meilleur observation, Gonzalo se mis à faire des huit juste au dessus de l’eau en faisant pencher son engin de mon côté. Puis nous prîmes la route du Sud en rase motte en longeant le trait de côte.

Quel enchantement de voir le monde de cette manière. Parfois, des pêcheurs en équilibre sur des radeaux de quelques rondins à quelques centaines de mètres du rivage levaient la tête et nous saluaient. Rapidement toute trace de requins baleine ou de raies manta avait disparu, comme si ces géants ne fréquentaient que les parages d’Inhambane. Je remarquai l’immense dune de sable juste au Sud de l’embouchure du Limpopo où nous avions campé une fois avec Esteban et LLuis. Nous dépassâmes les lagunes de Quissico, de Bilène  … et puis je reconnus le promontoire rocheux duquel nous observions les tortues marines, et qui nous interdisait d’aller plus au Nord, lors de nos excursions en quatre-quatre sur la plage. Enfin c’était la fameuse lagoa Pati et déjà l’embouchure de la rivière Incomati et les îles de Xefina, la petite, la grande et celle du milieu.

Gonzalo posa son avion et le rangea dans son hangar, comme on range une voiture au garage. Le vol avait à peine duré moins de deux heures, mais que de sensations.