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20 Avril 2024

Première sortie à Inhaca (Requins léopard, raies nid d’abeille, tortues)

Mon initiation aux mille et un mystères de la baie de Maputo débuta un weekend d’octobre par une journée de pêche et plongée. Ce serait la première de beaucoup d’autres. Pour l’occasion, nous étions accompagnés d’un des meilleurs amis de Zé, le professeur Ricardo, spécialiste reconnu de l’archéologie sous-marine du Mozambique. Il savait tout sur le commerce entre l’Afrique de l’océan indien, le Moyen-Orient, l’Inde, la Chine et le Portugal. Avec des airs de professeur tournesol, il avait une barbe fournie de vieux marin toute blanche. Il aimait lui aussi la mer passionnément.

« Mise à l’eau à 5h30, dimanche. Rendez-vous 5h30 au Maritimo. Il ne faudra pas tarder car ce sera marée descendante. On ira faire un coup de pêche dans le Sud et une plongée à la Punta Abril. »

Ce programme comblait mes espérances. Je demandais à Dona Gina de préparer la glacière du piquenique. Ainsi j’étais certain de gagner des points : les rissoles de crevettes et les samossas de poisson de Gina étaient célèbres parmi mes amis. Et la mer, cela creuse. Le plein de boissons, la crème solaire écran total, une casquette que l’on pouvait serrer autour de la tête pour éviter qu’elle ne s’envole, mes cannes flambant neuves remplies de fil 90/100 sur les conseils de Zé, mon équipement de plongée soigneusement révisé, j’étais prêt.

Levé bien avant l’heure, après une courte nuit au cours de laquelle j’avais eu beaucoup de mal à trouver le sommeil, je me rendis au Maritimo aux premières lueurs de l’aube. Zé avait déjà fait le plein d’essence, quatre jerrycans de 20 litres pour les quatre temps du moteur du Pescador : un Yamaha de 100 CV. Le bateau était déjà sorti devant le hangar sur remorque.

Embarqués sur le bateau, Miguel nous poussa avec l’aide du vieux tracteur sur la rampe, cassa la remorque et après une glissade vertigineuse nous voilà déjà dans l’eau. Zé mit en route les moteurs au ralenti pour faire chauffer le moteur pendant quelques minutes. Puis nous partîmes plein gaz, tout d’abord droit sur l‘arbre de noël qui marque le chenal d’entrée du port de Maputo. Alors Zé changea légèrement de cap de manière à contourner le banco da Xina, un banc de sable qui se trahissait à marée haute par une concentration de vagues arrivant de tout côté, comme prises de folie. Après plus d’une heure à planer sur l’eau, nous étions en vue de la grande île d’Inhaca qui ferme la baie de Maputo.

Cette île en forme de croissant est séparée par un très étroit canal de la péninsule Santa Maria qui prolonge la réserve des éléphants. Nous fîmes un stop à la première pointe du croissant, là où se trouve la station de biologie maritime de l’Université. Ricardo me fit l’honneur d’une présentation de cette station de recherche qui semblait figée dans le temps. Dans un jardin parsemé de frangipaniers à l’odeur entêtante, se trouvait une sorte de cabinet de curiosités où l’on pouvait voir des multitudes de bocaux de formol, de toutes tailles et de toutes les formes, remplis d’étoile de mer, d’holothuries, de bébés requins marteau et autres créatures étranges ... Les murs étaient couverts d’étagères présentant coquillages, gorgones et diodons séchés, morceaux de corail, une scie de poisson-scie et mille autres spécimens marins recouverts de poussière …

Passée cette première pointe s’ouvrait l’intérieur du croissant, le saco. C’est une zone très protégée, qui se découvre avec la marée. A marée basse, il ne reste plus qu’un étroit chenal que nous empruntions en effrayant les flamands roses qui se nourrissaient sur ses bords. L’impression de découvrir un bout du monde, de partager un secret bien gardé m’envahit. Tout était si beau. J’admirais ces hautes dunes de sable, couvertes d’une végétation luxuriante, où les chants d’une multitude d’oiseaux se mélangeaient. Tout semblait encore vierge et préservé de l’empreinte humaine

Nous fîmes une seconde escale à la pointe de Santa Maria pour escalader la plus grande dune. Devant nous se présentait le canal de Santa Maria débouchant sur un Océan indien que l’éclatant soleil avait paré d’un bleu marine intense. Vers le Nord, il était possible de contempler dans sa totalité l’île d’Inhaca.  Vers le sud se dessinait la pointe Abril et commençait une plage déserte qui semblait n’avoir aucune fin. Un immense terrain de jeux se découvrait, pour nous seuls semblait-il.

***

« Il est temps d’aller pêcher, allons y !» lança Zé en dévalant la dune à grands sauts. Nous lui emboitâmes le pas avec allégresse. Le puissant courant sortant dessinait des courbes sur la surface de l’eau, au niveau de la fin du canal de Santa Maria. Le temps était calme. Pourtant un résidu de houle levait des vagues qui se brisaient contre le courant et semblait fermer la sortie du canal. Je me demandais comment nous allions donc pouvoir sortir par ce chemin. Zé ne semblait pas plus impressionné que cela. Il fit quelques tours sur lui-même avec le semi rigide, calculant le meilleur intervalle par rapport à la taille et la période des déferlantes et choisit son moment.

« Accrochez vous, c’est parti ». J’agrippai la main courante en inox à sa gauche, Ricardo fit de même à tribord et, les gaz au maximum, Zé nous emmena droit sur la première vague. A peine remis de l’impression de décollage qu’arrivait une seconde vague dans un déferlement d’écume. Mais Zé manœuvrait habilement et nous avions déjà passé la partie dangereuse. Il ne restait plus qu’une houle sans danger.

Bientôt, toutes les cannes dépassaient déjà de tous les godets prévus à cet effet, comme des antennes. Sur son petit semi-rigide de 6 mètres, Zé arrivait en jouant sur les longueurs à traîner quatre cannes en même temps: deux verticales derrière, plus deux à 45° à l’avant. Il fallait jongler avec les distances entre les leurres pour éviter de créer une gigantesque pelote. Ce qui arrivait parfois comme j’allais le découvrir, surtout dans les virages pris un peu court.

Octobre, c’était le début de la saison des thons. Zé scrutait l’horizon à la recherche de banc de mouettes. Si les oiseaux se mettent à plonger pour manger, il est probable m’expliquait-il que les thons faisaient de même sous la surface. Nous trainions tranquillement nos leurres à bonne distance du rivage, mais en vue de la côte. Je regardai défiler cette plage sauvage rythmée de loin en loin de pointes dont les noms me deviendraient familiers au fur et à mesure de nos sorties : Ponta Abril, Ponta Techobanine, Ponta Dobela, Ponta Mamoli, Ponta Malongane jusqu’à Ponta do Oro qui faisait frontière avec l’Afrique du sud.

Les longues séances de traîne étaient propices au bavardage. Zé et Ricardo me racontèrent la fois où ils avaient perdus l’hélice à la suite d’une rupture de la goupille. Heureusement, le vent dominant au Mozambique pousse vers la côte. Aussi, à l’aide d’une serviette de plage gréée sur une rame, ils avaient fini par atterrir sur cette plage de la réserve des éléphants où ils avaient pu attendre sans crainte les secours. Mais pour me rassurer, Zé ajouta que depuis cet épisode il avait toujours une hélice de rechange.

Ricardo ne tarda pas à apercevoir quelques mouettes en chasse, d’imperceptibles points noirs à l’horizon que je finis par entrevoir grâce aux indications de mes camarades. Nous modifiâmes  notre cap pour faire route vers ce minuscule indice. C’était en fait des sternes. Nous les distinguions de mieux en mieux plonger vers la surface et ramener des alevins. « Ils sautent, c’est des thons » s’exclama Zé. En effet, on voyait parfois au milieu des oiseaux et de ce bouillonnement de la surface un thon sortir de l’eau, emporté dans son élan. Et puis subitement les quatre cannes partirent en même temps. En un instant, nous étions passés de l’état de promenade à celui de branle-bas.

J’attrapais ma canne encore toute flambant neuve, le moulinet ne cessait de dérouler à toute vitesse le fil de nylon. Du coin de l’œil, je vis Zé ramener rapidement un thon sur une canne, puis un second sur une autre canne pendant que Ricardo se débrouillait comme il pouvait avec la sienne. Cela faisait déjà un certain temps que mes camarades avaient fini de remiser leurs proies dans le puisard réservé à cet effet et de nettoyer à grand seau d’eau le bateau, alors que j’étais toujours à lutter péniblement.

« Serre le frein, serre le frein ! » me disait Zé. Bien entendu, je ne comprenais pas trop le sens d’un frein sur une canne. Je souffrais le martyre en silence, la canne me massacrant les abdominaux avec constance. Soudain je sentis le poisson s’agiter et trembler. Le fil repartit de plus bel, cette fois droit vers le fond pendant quelques secondes. Puis plus rien, plus aucune tension. Je reprenais rapidement le fil pour voir apparaître une moitié de thon. La partie de la queue avait disparu et laissait apparaître une belle marque circulaire. Le requin n’avait fait qu’une bouchée de sa part. 

***

Le soleil était au zénith, la chaleur implacable. Pas une ombre sur le Pescador pour s’abriter. Seule la marche à petite vitesse du bateau pour trainer les leurres provoquait une très légère brise qui nous empêchait de défaillir. Alors Zé décréta qu’il était temps d’aller faire faire un tour sous la surface pour se rafraîchir.  Ancrés à quelques encablures de la pointe Abril, nous sortîmes les bouteilles et notre équipement de plongée. Ricardo ferait le guet en surface. J’étais à la fois impatient et un peu inquiet. Etait ce bien raisonnable d’entrer dans l’eau après avoir abandonné la moitié de sa prise à un requin ? Pas question de flancher, je suivais Zé.

Ce serait la première d’une longue série de plongées au Mozambique. Zé me faisait l’honneur de pénétrer dans son royaume  sous-marin. S’ils étaient plusieurs à pratiquer la pêche en surface sous toutes ses formes, le monde des profondeurs de la baie de Maputo semblait n’appartenir qu’à lui.

Le scaphandre autonome restait une invention encore relativement récente, la clé d’accès à l’espace sous marin compris entre zéro et soixante mètres. En Méditerranée, j’avais déjà plongé, bien encadré sur des sites connus et balisés. Mais ici au Mozambique, la plongée sous marine était arrivée beaucoup plus tardivement. Et malgré une population conséquente, la capitale Maputo était bien trop éloignée des sites de plongée pour permettre à un club de plongée d’exercer commercialement. De plus, les conditions de mer étaient la plupart du temps difficiles pour des clients non amarinés. Tout ceci avait contribué à préserver quelques dizaines d’années de plus cette tâche blanche sur la carte, cette terra incognita pour nous seuls. La baie de Maputo et ses alentours serait notre royaume quasi-exclusif, il appartiendrait à nous seul de le découvrir et d’en nommer les points remarquables.

J’allais découvrir une autre manière de plonger, peu orthodoxe, mais qui me conviendrait parfaitement. Zé, obsédé par ses coquillages, restait près de l’ancre pour s’assurer qu’elle ne dérape pas, à retourner quelques mètres carrés de sable afin de découvrir la nouvelle espèce manquante à sa collection. Et moi, livré à moi-même, je faisais des explorations « en trèfle », en décrivant des feuilles de taille de plus en plus conséquente au fur et à mesure que je gagnais en confiance et en assurance. 

La plongée de la pointe Avril se fait le long d’une cassure de deux à trois mètres de hauteur, frontière entre un plateau rocheux et une étendu de sable qui mène à la plage. Cette cassure concentrait la faune, elle constituait aussi un repère rassurant. Le sable était comme un tapis réconfortant. Que d’émotions contradictoires à gérer lors de ces plongées : j’étais partagé entre la soif de découverte et la peur de trop m’éloigner. Le plus excitant était les montées d’adrénaline à la découverte d’un nouvel animal de grande taille. J’avançais prudemment le long de la cassure et à chaque pointe, je retenais ma respiration pour passer juste une tête et tenter de surprendre : surprise ?

C’était parfois une monumentale tortue verte, en train de dormir la tête cachée dans un trou.  Ou alors une splendide raie à nid d’abeille d’un diamètre de près d’un mètre cinquante suivi d’une longue queue, elles étaient largement plus grandes que moi. Comment oublier mon premier requin léopard ? Il semblait dormir allongé sur le sable. Son corps cannelé était jaune parsemé de tâches noires comme l’indiquait si bien son nom. Sa queue était immense, presque aussi longue que son corps. Je l’approchais doucement par derrière en essayant de ne pas respirer. Le pauvre avait un hameçon dans la bouche que je me gardais bien d’enlever même si l’idée me traversa l’esprit.

Un jour, je découvris une petite caverne habitée d’un requin dormeur de près de trois mètres. La première fois, je fus aussi surpris que lui et il me bouscula pour s’enfuir hors de son trou. Les fois suivantes, sachant où il se cachait, je l’observais soit par une petite fenêtre sur le haut de son antre, soit en passant prudemment la tête dans l’entrée. Zé me disait qu’il devait y avoir des requins scies, mais malgré tous mes efforts, je n’ai jamais réussi à en surprendre un. Sur le plateau rocheux, j’aperçus deux ou trois fois très furtivement des requins guitare et une unique fois une sous-espèce de requin guitare gris bleu avec des tâches blanches et une crête de coq !

Quel bestiaire fascinant ! Pour moi qui il y a quelques mois à peine imaginait que tous les requins étaient plus ou moins identiques, une telle diversité paraissait incroyable. Chaque plongée s’apparentait à un tirage de la loterie : il me fallait impérativement y retourner au plus vite pour tenter ma chance une nouvelle fois et entrevoir une de ces créatures chimériques.

***

De retour en surface, Zé nous montrait une par une toutes les trouvailles qu’il avait faites et remisées dans sa banane au cours de la plongée. Cela allait du spécimen gros comme la moitié d’un ongle au splendide sept doigts, dont il donnait au fur et à mesure les noms scientifiques en latin. Puis, toujours pris par sa quête obsessionnelle du coquillage encore inconnu, il décréta que nous avions suffisamment pêché et qu’il était temps de tester ses dernières inventions. Il y en avait de deux types.

La première consistait en un piège fabriqué à l’aide de bouteilles de plastique, que nous devions mouiller par un fond de plus de deux cents mètres. C’était une succession de petites nasses que nous avions pris le soin d’appâter, reliées par une corde à un lest. Nous mouillâmes le tout avec une bouée de signalisation.

La seconde était une sorte de mini-drague que Zé avait bricolée avec des tiges d’acier inox soudées et dotée d’un filet pour récupérer le butin. Nous la trainions avec le Pescador sur des fonds de sable, toujours dans ces zones des deux cent à trois cent mètres inaccessibles aux plongeurs.

Tout était bon pour mettre la main sur ces coquillages des grandes profondeurs. Zé était d’ailleurs connu comme le loup blanc par tous les marins des multiples compagnies de pêches qui opéraient au Mozambique. Ceux-ci ne manquaient jamais de l’appeler au retour de leur campagne. En mer, ils prenaient soin de conserver les coquillages lorsqu’ils évidaient les poissons ou ceux cachés dans une gorgone, une éponge ou un rocher remontés par le chalut.  Au premier appel, Zé s’empressait d’enfourcher sa moto pour leur racheter leur petit butin, suivant une échelle dont les marins ignoraient tout, mais suffisamment motivante pour les intéresser. C’était leur loterie du retour de campagne, le bonus dont le montant semblait décidé par les dieux.

Trainer la drague nous occupa quelques heures, mais sans grand succès malgré un travail fatiguant. Il fallait en effet périodiquement remonter des profondeurs l’engin qui pesait son poids avec un câble difficile à saisir à pleines mains. Comme il se faisait tard, Zé décida  d’arrêter la drague et de remonter son piège. Deux cents mètres de bouts à relever c’est long, mais quand enfin les bouteilles arrivèrent en surface, c’était la récompense. Zé s’extasiait de ses prises, mais le plus extraordinaire selon moi nous attendait dans la dernière bouteille : un minuscule requin d’une vingtaine de centimètre, marbré de brun et de blanc, avait réussi à s’introduire dans la nasse. Zé était enthousiaste :

« C’est peut être une nouvelle espèce ! Je vais la congeler en rentrant et l’envoyer à mon ami Sud africain de l’université de Durban pour identification. »  

Le moment de mettre le cap sur le Maritimo était arrivé. Nous cherchions à distinguer dans le soleil couchant la silhouette remarquable de l’hôtel quatre saisons, vestige de la guerre mais dont l’immense carcasse de béton constituait un repère bien pratique. Le retour se faisait dans une lumière déclinante, poussées par les ultimes bouffées des thermiques, au surf en jouant avec les vagues,  sourire aux lèvres.