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29 Mars 2024

L’appel de l’Indien

Mon directeur m’avait confié un premier dossier d’envergure : le financement de la remise en route de la sucrerie de Maragra. Au sortir de la guerre, le Mozambique était contraint d’importer son sucre de ses voisins immédiats (Afrique du sud, Swaziland ou Zimbabwe), alors qu’il avait été un des plus grands producteurs d’Afrique avant l’indépendance. Maragra était à guère plus de 80 kilomètres de Maputo. Les champs de cannes à sucre se trouvaient de part et d’autre du fleuve Incomati. Mais ce que j’avais immédiatement noté dès ma première visite, c’était le pont qui enjambait le fleuve : la seule voie possible pour accéder depuis la route à tout un territoire situé entre ce fleuve et l’océan.

L’exploration de cette zone se transforma rapidement en une obsession. Une carte au 1/50 000 affichée sur les murs d’un des bureaux de l’agence révélait l’existence d’un collier de lagunes aux noms étrange, séparé de la mer par un cordon dunaire. Mon objectif se précisa. Il prit un nom : la lagune Pati. Mais comment faire pour atteindre ce plan d’eau dessiné en bleu sur la carte ? Certainement pas avec ma Chico Golf : le premier modèle de Golf, maintenant produit en Afrique du sud avec d’anciennes machines réformées importées d’Allemagne. C’était certes une voiture rustique et robuste pour rouler sur la route, qui avait fait ses preuves en Europe, mais de là à s’aventurer sur des pistes de sable ou pire dans la boue marécageuse bordant l’Incomati ...

A force d’en parler, mon ami Lluis finit par me trouver un début de solution :

« Essayons de voir avec la coopération espagnole. Ils ont un petit projet de construction d’école dans un village de l’autre côté du fleuve. »

C’était assurément une excellente idée. Les contacts pris avec le village par nos amis espagnols, nous affrétâmes séance tenante un chapa-minibus pour toute notre bande. Et nous partîmes après le travail, un vendredi en milieu d’après-midi, en direction de Maragra. Au fameux pont de la sucrerie, à notre grande surprise, une délégation villageoise nous attendait en costumes sombres et cravates pour ces messieurs et en capulana multicolores et chemises blanches pour ces dames. Mais détail insolite, ils avaient tous des bottes. Ils étaient très formels, presque au garde à vous, devant un curieux attelage : une remorque sur laquelle avaient été placées deux bancs d’église, le tout attelé à un tracteur antédiluvien. Enthousiastes et pressés d’arriver avant la nuit qui tombe d’un coup sous les tropiques, nous avions chargé nos sacs à dos et nous étions installés en quelques minutes, comblés par tant d’attention.

La traversée commençait ! En effet si le pont enjambait bien le fleuve, il ne faisait que nous amener à l’orée d’un large champ de boue dans lequel le tracteur prouva toute son utilité. Non sans au passage nous arroser copieusement avec ses roues arrière d’une fange aussi odorante que collante. Nous comprîmes rapidement le pourquoi des bottes et nous aurions été certainement moins crottés si nous avions pu aller à pied, comme les villageois qui nous accompagnaient. Mais il fallait faire bonne figure et apprécier stoïquement, à sa juste mesure, l’honneur qui nous était fait.

Malgré tous nos efforts, la nuit nous surprit avant d’arriver à un village de petites cases de canisse qui semblait disposées un peu au hasard dans la brousse. La nuit était superbe. Le tracteur nous déposa sur la place principale, en fait un terrain de sable qui devait servir de terrain de foot comme de place de marché. Un immense feu l’éclairait. Nous étions indéniablement l’attraction de l’année. Nous étions épuisés du trajet et rêvions d’un repos bien mérité.

Mais c’était le début d’une grande fête animée par un concert sous les étoiles de batouks (tambours) et d’étranges xylophones appelés timbila. Finis le protocole et les costumes, les cravates avaient disparues. L’énergie déployée par les musiciens était impressionnante. Ici ni électricité, ni enceinte, ni amplificateur. Pour augmenter le volume sonore, il n’y avait pas trente six moyens : taper plus fort sur son instrument, frapper plus violement le sol du pied ou chanter à s’en casser la voix. Et un seul carburant : un alcool maison tiré d’un alambic confectionné de fûts de gasoil réformés, d’un enchevêtrement improbables de tuyaux rouillés, le tout chauffé au bois. Impossible de résister à une telle débauche d’énergie, la fatigue disparut, la fête nous pris et ne nous lâcha qu’à l’épuisement.

C’est le jour qui finit par nous réveiller. Malgré les agapes de la veille, tout le village était déjà debout. Les mamans parées à nouveau de leur plus belle capulana avaient sur la tête de grandes casseroles ou des caisses de sucreries (boissons gazeuses). Les gamins surexcités courraient dans tous les sens en criant. Et les hommes ouvraient dignement la marche, un long bâton à la main, prêts à toutes éventualités qui auraient pu survenir de la brousse. Pour notre part et malgré l’envie de nous dégourdir les jambes, nous étions de nouveau condamnés à être brinquebalés au gré d’un chemin cahotant, tirés par notre tracteur tantôt pris d’une crise asthme, tantôt crachant une épaisse fumée noire. Direction la plage pour un piquenique dont la perspective faisait chanter toute la colonne des marcheurs. Après deux heures à cheminer à travers une brousse de plus en plus sauvage, nous finîmes par apercevoir un chapelet de grandes dunes. Les gamins, n’en pouvant plus, se mirent à courir devant nous pour arriver les premiers au sommet.

« Des baleines, des baleines ! »

Ce fut enfin notre tour de franchir un petit col entre deux dunes. Et là, devant nous, apparut l’océan indien dans toute sa majesté. Trois baleines nageaient à moins de cent mètres du rivage, émergeant à tour de rôle pour expirer bruyamment un jet d’eau à la plus grande joie des enfants. Une large plage de sable s’étendait à perte de vue sur des kilomètres de chaque côté. Nous étions seuls : nous, notre groupe de villageois et les trois cétacées : Maman baleine, son bébé plus un prétendant qui lui faisait une cour énergique et démonstrative, nous expliqua le chef du village. Le prétendant battait à toute volée la surface de l’eau d’une nageoire de plusieurs mètres, noire sur le dessus et blanche à l’intérieur. Chaque coup était ponctué par une gerbe d’écume et un son mat qui résonnait à nos oreilles.

Le bel ordonnancement de la colonne ne put résister plus longtemps la magie de ce spectacle qui s’offrait à nous. Sans plus attendre, nous abandonnâmes notre carrosse pour sauter à poursuite des gamins qui courraient déjà le long du rivage, en riant et tapant des mains à chacun des souffles des cétacées ou des claquements de nageoire. Ah comme, j’aurais aimé nager les quelques mètres qui nous séparaient de ces géants ! Pourquoi donc n’avais-je pas pris masque et palmes avec moi ? Oui, c’était l’évidence : il me fallait trouver le moyen de naviguer et même pourquoi pas de pénétrer cet Océan, dont la plage marquait pour l’instant une frontière infranchissable.